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La signification des chansons dans le cinéma populaire Indien

Nous l'avons vu dans l'article parlant du cinéma Bollywood, que la chanson et la muisque y ont une place prépondérante...Pour autant, on ne peut comparer ces films aux comédies musicales occidentales, car la musique n'y joue pas le même rôle, et n'y tient pas la même fonction. Mais quelles sont les fonctionnalités et les significations des chansons dans le film populaire Indien ?



A quoi servent les chansons dans les films Bollywood ?


Il semble que les séquences chantées fournissent à la production des films, le seul espace de liberté au sein d’une structure rigide et très codifiée. Toutefois la remarque du critique Kishore Valisha déclarant que souvent ces séquences ne servent qu’à « remplir le néant » du film commercial, peut aussi parfaitement se défendre. En effet, cela se vérifie pour un grand nombre de films actuels où les séquences chantées (qui se ressemblent toutes comme si elles étaient produites à la chaîne) semblent rarement apporter une dimension supplémentaire ou un sens à l’histoire racontée et filmée.

Mais à la base, la présence de la musique dans les films Indiens présentait quelques utilités mis à la disposition des réalisateurs indiens depuis l’arrivée du parlant en Inde, même si elle peut aussi susciter des abus.

Certes, il faut souligner que les chansons remplissent les finalités qui leur sont assignées uniquement parce que les spectateurs sont sur la même longueur d’ondes : il existe une complicité entre les spectateurs, les acteurs et le réalisateur qui permet à ce dernier de les insérer et aux premiers de comprendre les codes utilisés et d’extrapoler le sens caché et les significations de ces séquences.

La chanson d'Introduction


La première chanson est souvent celle qui révèle le thème du film, et sert aussi comme un pressentiment des événements à venir. Il s’agit, visiblement, d’une présentation simple des personnages principaux mais souvent - à travers les paroles de la chanson ou des symboles visuels - aussi d’un « avant-goût » de l’intrigue, des questions existentielles qui préoccupent les personnages et de leur manière de les aborder. Un des exemples les plus frappants serait la chanson Awaara Hoon (Un vagabond, je suis un vagabond) du film Awaara (Le Vagabond, 1951. Compositeurs : Shankar - Jaikishan ; paroliers : Shailendra - Hasrat Jaipuri), le chef d’œuvre de Raj Kapoor qui a connu un immense succès non seulement en Inde, mais dans tout le Moyen-Orient, en Asie Centrale et en URSS.

En quelques mots, c’est l’histoire d’un voyou, Raj (joué par Raj Kapoor lui-même), qui ignore qu’il est le fils d’un célèbre juge, Raghunath. Raj est poursuivi depuis son enfance par Jagga, un criminel qui veut se venger de Raghunath, et qui l’entraîne dans la délinquance. Dans ses tentatives d’échapper à l’emprise de Jagga, Raj le tue. Il sera condamné à la prison par son propre père mais défendu par son amie d’enfance, Rita, qui l’encourage à reprendre le droit chemin.
La chanson arrive presqu’au début du film : nous voyons Raj sortir de la prison (il y est souvent pour de petits actes de délinquance), habillé à la Charlie Chaplin, et retourner dans les ruelles de Bombay où pullulent toutes sortes d’activités criminelles (fidèlement saisies par la caméra). Nous voyons Raj voler le portefeuille d’un passant, en chantant ce morceau cité, qui est en contraste rude avec son comportement exubérant. Les paroles de la chanson pouvant se traduire comme suit en français :

"Un vagabond, je suis un vagabond
saisi par le malheur, une étoile du ciel.
un vagabond, je suis un vagabond]
[Je n’ai ni famille, ni liens
ni l’amour de personne,
et je n’attends personne
ni l’amour de personne
. Chéri d’une ville déserte, d’un chemin inconnu
un vagabond, je suis un vagabond]
[Aussi maudit et ruiné que je sois
des chansons de bonheur je chante.
mon cœur est couvert de plaies
mais cette ville ivre ne cesse pas de rire !
ô monde, comme je suis transpercé par tes flèches, ou est-ce le destin ?]

La chanson pour accentuer la tension dramatique


A ce stade, la chanson a une fonction apparentée à l'Opéra. En effet, elle contribue à l'intrigue et donne à la séquence chantée "la raison d’être du film populaire". Au lieu de marquer une rupture dans le déroulement de l’intrigue, ces séquences représentent son accomplissement et sa relance.
Et ainsi, dans les moments les plus dramatiques, souvent l’action s’arrête « pour faire place au chant, qui exprime les plus fines nuances émotionnelles, sous toutes leurs facettes, avec bien plus d’efficacité que le langage parlé ou les gestes convenus" nous dit Vanraj Bhatia, musicien et compositeur.
C’est par cet aspect que le cinéma hindi ressemble le plus explicitement aux diverses formes de théâtre classique indien, dont il est l'héritier, que ce soit le kudiyattom du Kerala ou le yatra du Bengale : dans toutes ces formes, l’intrigue, quand elle arrive à ses points culminants, a recours au chant pour souligner la vraie importance de l’événement et pour extérioriser les émotions éprouvées par des personnages ainsi que leur impact sur le déroulement de l'action. Cet usage de la chanson pour amener au dénouement fut perfectionné par Guru Dutt, un des réalisateurs les plus doués du cinéma indien, tous genres compris. Guru Dutt, qui a lutté contre les contraintes de l’industrie du cinéma populaire jusqu’à son suicide en 1964, dans les huit films qu’il a réalisés a parfaitement inséré les séquences chantées dans la trame du film, à tel point qu’il est impossible d’imaginer ces films sans chansons. Car, à la différence de la plupart des films hindi (surtout des films récents), elles n’y sont pas greffées artificiellement, mais introduites progressivement pour faire partie intégrante de l’œuvre.

La chanson comme raccourci dans la narration


On constate que, très souvent, la chanson sert comme raccourci dans la narration, constituant un outil qui permet de traverser de longues distances dans les dimensions spatiales et temporelles. Compte tenu des « règles » du théâtre classique qui prévalent toujours sur les conventions du cinéma hindi, le film La chanson, alors, est bien souvent utilisée pour faire les « sauts » dans le temps : de l’enfance ou de l’adolescence à la vie adulte (ou bien en ordre inverse, avec les flash-backs), mettant en lumière les faits significatifs de la vie. Elle peut également être le fil d’Ariane qui regroupe des événements apparemment sans rapport et qui se déroulent dans des lieux différents, mais qui ont, bien entendu, un lien fort avec l’histoire.

Dans Border (Frontière, 1998 ; réalisateur : J.P. Dutta ; compositeur : Anu Malik ; parolier : Javed Akhtar), le film sur la guerre de 1972 , la chanson qui s’élève brutalement après une scène d’attaque nous rappelle, en fait, les vies antérieures des personnages, leur existence sur d’autres champs que celui de la bataille. Cette séquence chantée facilite notre accès à l’espace intérieur des personnages ainsi que la compréhension des éléments qui forgent leur élan vital et les aspirations personnelles qui les aiguillonnent. Elle permet, tout simplement, de situer les personnages dans leur environnement familier, ils assument des traits distinctifs, et deviennent plus que des soldats anonymes (permettant également au public de mieux s’identifier). En montrant ces autres lieux, joyeux dans le passé et actuellement mornes, la séquence élargit également l’espace que traite le film. La première strophe, interprétée par le chœur (et répétée en alternance par un chanteur/acteur en solo), symbolise l’état d’esprit commun partagé par chacun des soldats face aux évocations de leurs familles, maisons, villages et amis :

La chanson collective, représentative de la vie communautaire


La chanson est dans ce cas précis surtout un moyen d’exprimer la solidarité de la communauté et ses aspirations communes. Nous l’avons déjà observé dans le chœur de la chanson Sandese aate hain du film Border mais elle est beaucoup plus visible dans, par exemple, la chanson de la fête de Holi 68 dans le film Sholay (Flammes du soleil, 1975 ; réalisateur : Ramesh Sippy ; producteur : Sippy Films ; compositeur : R.D. Burman ; parolier : Anand Bakshi) : la fête, en exigeant la participation du village entier, renforce la cohésion du groupe. Cette séquence illustre non seulement la jubilation du village après la défaite des bandits qui terrorisaient le village mais aussi l’acceptation par les villageois des nouveaux arrivés qui ont défendu le village contre les bandits. Le fait de joindre leurs voix au chœur montre leur intégration dans le village.

Cette tradition de chansons collectives provient des coutumes anciennes des villages indiens et elle a été habilement utilisée par des réalisateurs comme Raj Kapoor pour souligner le propos d’appartenance au collectif. Dans Shree 420 (Monsieur 420, 1955 ; réalisateur et producteur : Raj Kapoor ; compositeur : Shankar-Jaikishen ; paroliers : Shailendra-Hasrat Jaipuri), Raju le héros (interprété par Raj Kapoor lui-même), un jeune homme honnête, quitte la campagne - à l’instar de millions d’Indiens - pour venir tenter sa chance dans la grande ville où il s’affronte au chômage et à la pauvreté malgré ses diplômes. Il devient malhonnête (et riche, bien sûr) mais perd la femme qu’il aime et ses illusions. Il retrouve la chaleur et l’entraide qu’il lui manquait parmi un groupe de « petites gens » sur le trottoir.

Autre exemple dans un film plus récent et que j'aime beaucoup, LAGAAN. La chanson pourrait également être l’évocation de l’aspiration collective, comme dans Lagaan (Taxe, 2001 ; réalisateur : Ashutosh Gowarikar ; producteur : Aamir Khan ; compositeur : A.R. Rahman ; parolier : Javed Akhtar), l’histoire de la lutte des paysans d’un village au Bundelkand contre l’administration anglaise (le film est situé dans les années 1870). Ghanan ghanan giri giri aye badra (une expression onomatopéique sur la pluie ; cette chanson est aussi dans le dialecte dehati) est un appel aux dieux pour la pluie, sans laquelle le village fera face à la famine et la destruction : sans pluie, la récolte se dessèchera et les paysans ne pourront pas non plus payer les lourdes taxes imposées par les Anglais. Les six voix combinées s’allient à la perfection avec les tambours et dépeignent un portrait éloquent du paysage et de la vie euphoriques une fois « bénis » par les averses.

Les scènes de chansons collectives sont peut-être celles qui sont les plus fidèles et représentatives de la vie « réelle » en Inde, parce que la chanson ponctue toute cérémonie, tout rite de passage. Dans l’ensemble, le cinéma hindi garde comme un thème dominant la mise en image des rites et crémonies, qu’ils soient ceux de naissance, baptême, initiation pédagogique, puberté, fiançailles, mariage, grossesse, mort, enterrement ou deuil .... Nasreen Kabir suggère que ces scènes, en étant proches de la réalité connue des Indiens, rendent ainsi le film plus accessible au public.

La chanson comme métaphore de la pensée, de l'émotion


La chanson , dans ce type de films, se trouve le plus souvent instrumentalisée pour véhiculer des pensées et sentiments les plus profonds et subtils qui autrement peuvent facilement s’enfoncer dans la banalité.
En cela, sa fonction peut s'apparenter à la vieille tradition musicale indienne qui institue la suprématie du chant comme expression artistique : les genres musicaux comme le qawwali, le ghazal, le bhajan mettent l’accent sur l’articulation du dévouement, de l’amour, de la souffrance, de l’âme même à travers la parole, soutenue par la musique.

Comme le remarque Nasreen Kabir, les chansons les plus intéressantes sont celles qui, relevant d’une catégorie donnée, ne trouvent leur signification que dans le contexte musical du récit. C’est alors que la chanson du film est utilisée à son plus grand avantage, car elle contribue à la description de l’état d’esprit des protagonistes, remplaçant ainsi une longue explication 69. C’est une instrumentalisation qui a été tellement en usage que sa symbolique est tout de suite saisissable par le public. Mais, c'est cette utilisation de la musique qui fait le plus l'objet d'abus dans les films. En effet, sans attention portée à l’emplacement de la séquence chantée, ni à la pertinence du contenu musical dans la trame, la chanson perd son efficacité. Les paroles dénuées de sens - encore une triste tendance grandissante depuis les années soixante-dix (il reste très peu de paroliers avec une sensibilité poétique de nos jours) - portent atteinte encore à la capacité qu'a la chanson d’atteindre le sublime.

Guru Dutt, encore lui, dans Pyaasa fait preuve de son habilité impressionnante à exploiter ce pouvoir potentiel de la chanson dans un film. La chanson Jinhe naaz hai hind par woh kahan hain (Ceux qui sont fiers de l’Inde, où sont-ils ?), qui se présente comme un soliloque avec une nuance sombre en fond sonore : les paroles sont satiriques et transmettent le découragement profond éprouvé par le poète en visitant le quartier des prostituées et des joueurs de hasard. Lui-même sur le chemin de la ruine y est venu pour tenter d’oublier ses chagrins. Il est dégoûté par les scènes de déchéance morale et d’oppression dont il vient d’être le témoin, et les décrit ainsi en quittant le quartier, à moitié soûl, verre en main.

Cependant la chanson est plus souvent l’expression d’une émotion plus personnelle, et notamment de l’amour. Dans le film Silsila (Série, 1980 ; réalisateur et producteur : Yash Chopra ; compositeurs : Hari Prasad Chaurasia - Shiv Kumar Sharma ; paroliers : Javed Akhtar - Dr. Harivanshrai Bacchan), le héros, seul dans un bois, dépeint les charmes de sa bien-aimée à travers la chanson Ye Hum kahan Aa gayen (Où sommes-nous arrivés ?). En fait, la partie chantée représente l’héroïne (qui est ailleurs, songeant à son tour à la naissance et au développement de l’amour) tandis que les strophes récitées qui l’entrelacent sont interprétées par le héros, constituant à la fois un panégyrique sur la beauté de celle-ci et des réflexions sur leur relation. C'est aussi dans le cas dans DEVDAS, où il existe beaucoup de belles chansons d'amour avec des strophes très poétiques, comme la chanson où les deux amoureux éternels, ro et Devdas se retrouvent, au début du film.

Yeh Kiski Hai Aahat Yeh Kiska Hai Saaya
À qui sont ces pas ? À qui est cette ombre ?
Hui Dil Mein Dastak Yahan Kaun Aaya
On a frappé à mon cœur, qui va là ?
Hum Pe Yeh Kisne Hara Rang Dala (bis)
Qui m’a couverte de cette couleur verte (pleine de vie - en référence à la nature)

Khushi Ne Hamari Hame Maar Dala)
Mon bonheur m’a tuée
Maar Dala Maar Dala Maar Dala
M’a tuée

Hum Par Yeh Kisne Hara Rang Dala
Khushi Ne Hamari Hame Maar Dala
Hame Maar Dala Hame Maar Dala Hame Maar Dala
Allah Maar Dala Allah Maar Dala Allah
Mon Dieu, il m’a tuée

Na Chand Hatheli Par Sajaya
Je n’ai jamais décoré les paumes de mes mains avec la lune
Na Taaron Se Koyi Bhi Rishta Banaya
Ni même noué de liens avec les étoiles
Na Rab Se Bhi Koyi Shikayat Ki (bis)
Je n’en ai jamais fait de reproche à Dieu
Har Gham Ko Humne Chupaya
J’ai caché chacun de mes chagrins
Har Sitam Ko Haske Uthaya
Chaque peine, je l’ai prise avec sourire
Kaanto Ko Bhi Gale Se Lagaya
J’ai même pris dans mes bras des épines
Aur Phoolon Se Zakhm Khaya
Et reçu des blessures de la part des fleurs

Haan Magar Dua Mein Jab Yeh Haath Uthaya (bis)
Oui, mais quand je levais mes mains en prière

Khuda Se Dua Mein Tumhe Maang Dala
Dans mes prières, c’est toi que je demandais à Dieu
Maang Dala Allah Maang Dala Allah Maang Dala
Hum Par Yeh Kisne Hara Rang Dala
Khushi Ne Hamari Hame Maar Dala
Hame Maar Dala Hame Maar Dala Hame Maar Dala
Allah Maar Dala Allah Maar Dala Allah
Maar Dala Maar Dala Maar Dala Maar Dala
Yeh Kiski Hai Aahat Yeh Kiska Hai Saaya
Hui Dil Mein Dastak Yahan Kaun Aaya

Traduction de : Angel-Mumtaz (tiré de www.fantastikasia. net)

La chanson "Dola re dola" tirée du même film, est chantée en écho par les deux héroïnes du film toutes deux amoureuses du héros qui lui aussi répond aux paroles, des paroles d'amour teintées de passion, de désespoir, de sensualité, d'amour....

La fonction érotique de la chanson


On m'a dit il y a llongtemps que les chansons dans les films Indiens, remplaçaient les baisers, pendant longtemps interdits dans les films, ou les scènes d'amour, qui elles sont toujours bannies dans les films Indiens (même si cela commence très légèrement à changer..., plutôt par la suggestion)... En effet, l’Inde actuelle - le même pays, où étonnamment, a été rédigé le Kamasutra, qui est fier des sculptures et peintures érotiques datant du Moyen Age à Khajuraho par exemple- reste toujours sous l’influence de la moralité victorienne ; ce qui se manifeste par les codes de censure de 1919 (le Cinematographic Bill), dont plusieurs étaient en vigueur jusqu’à très récemment, notamment l’interdiction du baiser sur les lèvres à l’écran.

Cette rigidité concernant le comportement sexuel à l’écran, selon plusieurs historiens du cinéma indien, a mené à l’exploitation des séquences de chanson et de danses comme substituts de l’acte sexuel, leur conférant ainsi une fonction « orgasmique ».
Nous apercevons bien que des séquences qui aboutiraient inévitablement à un baiser, ou à l’accouplement, dans un cinéma moins réglementé par une censure antédiluvienne, atteingnent leur point culminant par une chanson, qui fournit une sorte d’ « éjaculation musicale », comme l’appelle Ajay Gehlawat.

La fameuse « scène d’amour » du film Awaara est exemplaire de ce recours à la chanson pour représenter le baiser : Raju et son amie d’enfance, Rita (interprétée par Nargis), qu’il retrouve après des années de séparation, cabriolent sur un rivage. Les gambades prennent un ton érotique et Raju est sur le point de la baiser quand elle l’arrête en disant « Quelqu’un nous regarde ». Elle gesticule vers la lune, se libère de ses bras, saute sur l’autre côté du bateau et se met à chanter.

Dans les dernières décennies, ces séquences représentatives de l’amour physique sont devenues beaucoup plus explicites et lascives. Si la représentation de la nudité et de l’acte sexuel reste interdite par la censure, des réalisateurs ont maîtrisé des symboles suggestifs pour la contourner.

Malheureusement ces alternatives sont beaucoup plus obscènes et souvent plus proches de la pornographie ; la plupart du temps, elles échappent aux yeux des commission de censure et donc ont une portée très étendue. Une des solutions les plus fréquemment adoptées face à l’interdiction de la nudité féminine est de montrer la femme moulée dans des vêtements mouillés (surtout un sari blanc, signifiant à la fois la pureté et l’attrait), vraisemblablement après un bain, surtout rituel ; ou bien de l’habiller dans les vêtements, réduits à peu de chose, sous des pretextes peu convaincants.

Si, jadis, on représentait aussi l’acte sexuel en faisant disparaître le couple derrière des arbres ou des buissons et fixant la caméra sur des fleurs, des oiseaux ou des abeilles (des symboles d’une transparence manifeste), actuellement il ne reste pas de traces d’une telle pudeur : les gestes, les mimiques et les symboles visuels expriment presque explicitement le coït. La collaboration quasi-obligatoire des chorégraphes indépendants qui décident non seulement les mouvements des danseurs mais aussi les angles de prises de vue qui peuvent accentuer l’érotisme et le rythme du montage des séquences chantées (« les films au sein du film ») révèlent l’importance donnée par les réalisateurs à celles-ci. Pourtant, il reste des réalisateurs qui ont recours encore à la chanson comme mode d’expression fantasmagorique mais stylisé de la passion, qui la traitent avec une certaine finesse et créativité. Avec des codes de censure beaucoup moins pesants aujourd’hui cela devient un vrai choix artistique et non pas une exigence juridique ou régie par la société. Devdas, Veer Zaara, proposent de bons exemples de cette tendance. Pour ce type de scène, les metteurs font souvent référence à la mythologie hindoue, en s'inspirant ainsi très souvent du céléèbre couple Radha et Krishna, métaphore éternelle de la passion. Celle-ci jouit des nuances les plus érotiques les artistes hindous s'en sont toujours servis et ce depuis des temps immémoriaux - la preuve se trouve dans des peintures, sculptures, poèmes épiques, chansons traditionnelles, danses classiques, bref, dans toutes les formes de l’art indien. L'amour de Radha et Krishna (le huitième incarnation du Dieu Vishnu) à la fois charnel et spirituel - est censé avoir atteint l’apogée possible pour les mortels et les dieux. Les séquences de chanson et de danse qui font allusion à ce couple divin sont innombrables dans le cinéma hindi depuis le début : il s’agit soit d’un recours à une scène de rêve (dream sequence) où les personnages principaux font semblant d’être les amants mythiques, soit d’une scène de fête communale qui récrée l’ambiance festive et licencieuse associée avec le couple mythique (ce qui se fait couramment dans presque chaque quartier lors des festivals comme Holi), soit de références au couple divin toujours (où les acteurs pour exprimer à l’autre leur sentiment jouent aux personnages mythiques). Le duo y prend souvent l’allure d’un duel car l’histoire d’amour de Radha et Krishna comporte des épisodes explosifs ! Le film Lagaan comporte une telle séquence de fête où les personnages principaux, jouant les rôles du couple légendaire, se lancent dans une série de répliques : la chanson et sa mise en image sont à la fois badines et sensuelles. L’héroïne se plaint, en fait, du caractère inconstant de son amant (qu’elle appelle dans cette séquence Kanhaiya, synonyme de Krishna) qui charme toutes les gopis (bouvières) à Madhuban (le village où habitaient Radha et Krishna). chanson entière prend la forme, en fait, d’une petite querelle entre amoureux (poussée par les chœurs, des chanteurs qui répètent les propos de Kanhaiya et des chanteuses faisant écho aux interrogations de Radha). Chaque justification du héros étant renvoyée par l’héroïne avec une réfutation et de nouveaux reproches qui se terminent par la résolution du conflit.

Une représentation de l'amour en contradiction avec la réalité de la vie Indienne


On peut être frappé néanmoins par la préoccupation du cinéma hindi sur le sujet de l’amour romantique qui est le thème prédominant de la plupart des films. Malgré l’absence de genres distincts dans ce cinéma, il semble que le seul trait commun de tous les films hindi est une histoire d’amour : même dans les films de vengeance ou de guerre qui fournissent peu de raisons logiques pour un angle sentimental, on trouve toujours une intrigue romantique greffée à la trame (soit dans le passé, qui implique une scène en flash-back, soit comme un dérivé de l’action principale), qui donne aussi l’occasion d’introduire des séquences chantées.

La notion de "faire la cour " ou d'amour courtois, comme elle existe dans l'histoire de la littérature française, n’existe pas car le mariage est estimé être un devoir social et familial, une des étapes essentielles dans la vie (grihaprasthashram, la deuxième des quatres ashrams ou étapes de l’existence humaine définies et préscrites par des vedas) : l’amour et la compatibilité y sont secondaires. Ainsi, on est censé non pas épouser une personne mais de s’allier à une famille entière, et par conséquent, les enjeux de l’alliance sont bien différents : on a beau s’entendre parfaitement avec son époux ou son épouse, si l’on n’arrive pas à se faire accepter par sa famille, le reste de sa vie pourrait facilement se passer avec de grandes difficultés.

Que l’identité de la femme se définisse premièrement par le fait d’être mariée et dans un deuxième temps comme le reflet de l’image de son époux explique peut-être pourquoi elle accepte avec autant de résignation (ou plutôt de pragmatisme) son sort, car elle est considérée comme incomplète voire « défectueuse » si elle reste célibataire. En plus, selon les anciennes croyances qui prévalent encore en Inde (sauf dans quelques communautés du Nord-Est et de l’extrême Sud), la fille est une « richesse en prêt » dans sa propre famille depuis sa naissance jusqu’au jour de son mariage, où elle est rendue à son véritable ayant droit : la famille de son époux ; elle est quelqu’un de passage sans droit sur la terre.

Il devient donc du devoir sacré des parents de la fille de trouver eux-mêmes la famille (et le mari, mais celui-ci est secondaire) qui la mérite ; moralement, ils n’ont pas le droit de garder cette richesse chez eux après son accession à l'âge adulte. Et puisque c’est une « richesse » (la connotation de possession, l’« objectification » de la femme, ne nous échappe pas), elle n’a évidemment pas le droit de faire les choix de sa vie, d’exprimer une volonté quelconque et surtout de prendre l’initiative dans le choix d’un compagnon, une décision qui aurait des répercussions sur tout le clan.

Dans cette optique sociétale, et surtout compte tenu de sa pratique de ne jamais mettre en cause le statu quo sociétal, la tendance du cinéma hindi à vouer obéissance à l’amour comme à l’état idéal qu'il faut atteindre ne pourrait-elle pas se voir comme une déviance flagrante, en fait la seule qu’il se permette ? La toute puissance de l’amour entre homme et femme est évoquée dans presque toutes les chansons, sa primauté dans la vie de l’individu y est aussi révendiquée sans cesse.
Si l’on tentait de compiler un recueil des chansons d’amour du cinéma hindi, on y trouverait sans doute des descriptions soigneusement esquissées, des invocations sublimes de toutes les nuances de ce rasa ; des preuves incontestables de l’obsession nationale, avec la liberté (car il s’agit bien d’une forme de liberté) qui lui est socialement et moralement interdite : celle de la passion.

Un examen plus minutieux nous révèle néanmoins que ce cinéma, tout épris qu’il soit du thème de l’amour et de sa défense, trouve toujours des moyens d’apporter une conclusion socialement permise (même si cela reste très improbable dans la réalité) : la résolution des conflits n’implique jamais de rupture avec les mœurs de la société ; elle nécessite, au contraire, l’abolition des obstacles, ou la transformation du personnage exclu en quelqu’un qui soit digne de respect.
En effet, ce cinéma tient absolument à la perpétuation des valeurs traditionnelles. Des rêves restent des rêves ; la transformation de ceux-ci est encouragée seulement si on les tente en adoptant les valeurs et les moyens prescrits. On peut alors se demander si, en effet, la société en général, y compris ceux qui souffrent à cause de ses restrictions, ne préfère pas garder l’ordre établi, aussi dur qu’il soit : est-ce que l’on évite un changement par peur de l’inconnu, de la perte de stabilité ?

« 90% des séquences chantées font allusion à l’amour sentimental. A la différence de la société occidentale, l’Inde n’a aucun mode d’expression socialement visible de l’amour entre un homme et une femme. Les films ont surmonté cette limite sévère en ayant recours au fantasme à travers des séquences de chansons et de danses. D’ailleurs, en raison des restrictions écrasantes de la société et des religions en Inde, l’amour entre l’homme et la femme dépend fortement du fantasme ou de la rêverie. Le cinéma imite tout simplement la vie. » nous explique Paul Zacharia, écrivain et journaliste célèbre (dont les œuvres ont inspiré quelques films d'art et d'essai, notamment Vidheyan d’Adoor Gopalakrishnan).

Ainsi, il s'avère que c’est pendant les séquences chantées que les personnages se comportent le plus librement ; les mises en image de celles-ci permettent également la représentation des désirs et rêves des personnages, et pas seulement sur un plan amoureux : même les personnages misérables en « réalité » (au sein du film) se montrent habillés somptueusement (le spectateur n’est pas surpris de voir des paysans vêtus tout d’un coup de tenues à la dernière mode), se déplacent en des lieux très exotiques (d’un plan à l'autre, le voyage peut se faire entre un bidonville de Bombay et la Suisse, l’Angleterre ou la Nouvelle Zélande, pour citer les destinations les plus répandues), possèdent des voitures de luxe et des maisons magnifiques.

sources : www. fantastikasia.net le mémoire de Karthika NAIR "Les filmi geet : la grande passion indienne"

Lundi 1 Décembre 2008
Fabienne-Shanti DESJARDINS

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